Je vois deux questions revenir régulièrement à propos du business de la presse numérique payante (avec ou sans pub, mais avec abonnement):

  • “pourquoi ne peut-on pas acheter des articles un par un ?”
  • “pourquoi n’y a-t-il pas un Spotify de la presse qui permet de tout lire avec un seul abonnement ?”

Je vais tenter d’apporter quelques éléments de réponse d’après mon expérience, loin d’être exhaustive ou universelle, partielle, subjective et peu développée, à prendre avec vos meilleures pincettes (je suis responsable marketing d’un site de journalisme en ligne, accessible uniquement par abonnement et sans publicité, mes homologues dans d’autres médias auront certainement plein de choses différentes à raconter sur ce sujet).

Avant propos

On part sur l’idée de payer une rédaction pérenne, avec une équipe fixe, de journalistes à temps plein.  Cette équipe a des coûts mensuels relativement fixes.

Cette équipe travaille, enquête, vérifie,… et les résultats de ce travail sont aléatoires ou en tous cas non-prédictifs: une source s’est finalement dégonflée pour un témoignage, un scoop a été grillé par un concurrent, l’info s’avère bidon… Cette équipe a donc des résultats éditoriaux relativement variables.

Coûts fixes, résultats variables.

Pourquoi ne peut-on pas acheter des articles un par un ?

Des revenus trop incertains

Tous les articles n’ont pas le même coût de production, n’ont pas le même succès, ne concernent pas le même public, etc… Tous les articles n’ont donc pas le même potentiel commercial, et l’expérience montre que la variabilité de succès d’un papier “qui marche” vs un papier “qui ne marche pas” est quasi impossible à anticiper (même si on peut savoir qu’on a une info “forte”, il est impossible de savoir si on va faire x5, x10 ou x100 vs d’habitude).

Travail 100% => résultat éditorial: X% du travail (imprédictible) => résultat commercial: Y% du résultat éditorial (imprédictible).

Bref, c’est imprédictible au carré ; la rédaction ne sait pas combien d’argent elle va gagner chaque mois et si ça va permettre de payer les salaires du mois suivant.

Succès vs Mission

De plus, un gros biais s’installe: avec le temps on a une historique de ce qui a marché et ce qui n’a pas marché. Et la tentation de la répétition devient forte. La tentation de l’abandon de sujets journalistiquement importants mais commercialement moins porteurs devient naturelle. Pourquoi continuer à raconter ces histoires de migrants épuisés ou ces clochards déprimés alors que personne n’achète ces articles ?

Le journalisme n’est pas une marchandise comme une autre. Ce qui est important n’est pas forcément ce qui se vend. Il y a des enquêtes dont la portée et l’utilité n’est pas d’atteindre un grand public mais de toucher les bonnes personnes: le juge pour mineurs qui tente de comprendre le contexte d’une affaire délicate, le conseiller départemental qui doit travailler sur des attributions de subventions, le responsable syndical qui doit s’appuyer sur des données concrètes…

Et puis, c’était déjà impossible au temps du papier: personne ne demandait au kiosquier de découper juste l’article qui lui plaît dans l’édition du jour 🙂

Pourquoi n’y a-t-il pas un Spotify de la presse qui permet de tout lire avec un seul abonnement ?

Demandez aux artistes ce qu’ils pensent de Spotify.

Il y a eu des nombreuses tentatives, pour l’instant aucune n’a rencontré l’équivalent du succès d’un Spotify, même si en vrai il en existe sur lesquelles ont peut lire une bonne partie de la presse française pour un prix assez raisonnable (pour le consommateur, en réalité intenable pour les éditeurs si tout le monde n’utilisait plus que ça).

La dilution de marque

La fragmentation n’est pas la même que dans la musique, où la marque du label ou de la maison de disque importe vraiment peu à l’auditeur. Un média n’a pour principal capital bien souvent que sa marque. La couleur de l’article qu’on lit est annoncée avant sa lecture, on sait que Libération va analyser un fait par le prisme de ses conséquences sociales là où Les Echos s’interroge pour le compte des petits patrons (ou des gros). Dans un “Spotify de la presse”, tout ça se mélange dans une soupe au grand tout indéfinissable et on passe d’une couleur à l’autre sans s’en rendre compte, sans contexte. Ce qu’on voit déjà sur Google News où les marques médias sont de moins en moins faciles à distinguer.

La problématique insoluble de l’attribution

Comment savoir, sur votre abonnement à X€, à qui reverser ce qui est reversable ?

Comment calculer combien d’argent va à qui ? Allez donc faire un algo d’attribution alors que vous ne savez pas ce qu’à coûté un article à produire. En se basant sur le temps passé ? Sur le nombre de signes ? Et quid des photos ou d’éventuels documents sonores ? Et puis comment s’assurer que cette règle de répartition soit bien respectée ? Qui sont les instances de contrôle ? Et comment sont choisis les articles mis “à la une” qui vont bénéficier d’un important boost de visibilité tels les playlists “faire le ménage” ou “réveil tranquille” sur Spotify ?

Qu’est-ce qu’on paye au fond ?

On compare très souvent la consommation de presse à celle de la musique ou des séries, qui ont aujourd’hui des plateformes d’agrégation et des catalogues, mais ça n’a rien à voir, pour deux raisons:

Lire la presse n’est pas un loisir

On ne détend pas avec du journalisme. C’est un effort pour lequel on paye, comme aller à la salle de sport. On prend du temps pour se fatiguer les neurones, à part chez certains addicts (dont vous faites partie si vous lisez ce texte, ne le niez pas), pour la grande majorité des gens, lire la presse est un effort. Un usage qui n’a donc rien de comparable à un loisir.

On soutient ce qu’on ne lit pas

On en revient à la question de la mission du journalisme abordée dans la partie sur le paiement à l’acte. L’abonnement est un acte d’adhésion, de soutien, à un média et à travers lui aux idées et principes qu’il défend parce qu’on lui fait confiance pour porter les choses qu’on a à coeur sur la place publique et orienter la société dans une direction qui nous semble la bonne; même si on ne lit pas. En payant la presse, on agit, on délègue une voix citoyenne: “cher journal, je compte sur toi pour dégager le chemin qui finira par emmener ces ministre corrompus en prison, révéler les agissements illégaux ce grand patron, démontrer les mensonges de cette grosse entreprise polluante, décortiquer cette nouvelle loi liberticide… Mais ne te vexe pas si je préfère m’endormir devant une série plutôt que lire tes papiers. Réveille-moi quand il se passe un gros truc”.